J’avais, en son temps, dit tout le bien du précédent recueil de Marc Blanchet, Le Pays. Et voilà que parait son dernier opus, Tristes encore, qui prolonge comme une ombre au flambeau la lumière portée de son territoire. On y retrouve son timbre, comme à sa lecture j’y reconnais mes temes d’alors Une fois encore, en effet, c’est un lieu inscrutable au centre de soi qui hersent ces poèmes, comme s’ils traçaient un chemin d’exil à partir d’où « nous aimons de si haut désigner le Monde ». Mais quelle , soit la hauteur où il veut le signifier (et, par là même, le figurer), rien n’y fait: dès Ies premiers mots et « perfusé de silence », il voit s’infinir sa phrase : le Temps s’immobilise dans une sorte de début à tout —commencer, c’est toujours ça de gagné, semble-t-il penser au seuil de son récit —où se multiplient les apparences de sa seule vérité à quoi il consacre sa langue. Il lui revient alors de la balancer dans une savante ponctuation où, le rythme rompu— nombres, retours et scansions, points fréquents en fin de vers, comme s’ils avaient trop à supporter — débouche soudain sur l’aveu « Vieillir devient deux visages ». Ainsi donc, dit-il, «Quelqu’un vient vers vous», lui qui donne un corps à cet inconnu et l’affuble d’un nom d’ami avant que Ies masques ne tombent et qu’on se retrouve plus seul que seul au bord du poème.
On sait que Marc Blanchet pratique comme un art entier la photographie. Il se définit lui même comme « écrivain-photographe », en plaçant ainsi dans un même temps d’alerte, la lumière et l’écriture. Il dit d’ailleurs que la photographie est «l’écriture de la lumière », ajoutant cependant, qu’a celle-ci une part d’ombre lui est simultanée (on pense à ce vers de Valéry mettant en garde contre la menace de ce surcroît, qui est son mauvais penchant : « …mais rendre lumière / Suppose d’ombre une mome moitié. »). Ainsi Tristes encore découvre la part sombre que semblait indiquer Le Pays et où le texte résonne de toute sa mémoire. C’est dire que ce dernier recueil poursuit le vœu du lieu comme du silence qui l’habite, où seule sa vie brille (et brûle) « d’une blancheur atone».< Car Tristes encore est le chant maintenu (au sens où l’on entend tenir sa voix) d’un sentiment de soi qui s’offre en regard, comme voué à la recherche de cette part d’ombre qui échappe justement à l’image du monde: elle garde pour elle son secret au revers d’elle-même, en sa figure de double, aussi bellement traquée qu’elle peut l’être, comme ici. Intensité et fluidité du regard penché sur soi, sur les autres, sur le paysage, sur le jour, tout vous condamne à cette solitude qui confère au corps devenu vacant une dimension élégiaque. Marc Blanchet parle d’exil comme d’autres parlent d’or et le subtil humour dont il innerve ses poèmes l’attriste plus encore — mais, par chance, la qualité de sa tristesse le tient à l’abri des désarrois de l’âme désolants et sans retour. C’est dire que cette distance l’éloigne autant de lui qu’elle le rend plus proche de nous: « Je suis la mesure triste d’un arpent », constate-t-il, estimant l’espace de son exil, mais sauvé en cela que sa vie passée est restée à quai, ou s’épuisent les lendemains qui tardent, les jours sans couleur — tristes, eux aussi, c’est peu dire. Et que l’on devient témoin à soi-même, sans autres gestes à consentir que les mots à aligner sur la page pour épuiser sa colère. C’est ce qu’exprime la respiration hachée de ces poèmes aux mots secs, rendus presque cassants, que ponctue un halètement régulier où parfois la voix s’étrangle, sanglée par le point final qui la borne, vers à vers. Ainsi, ciels, nuages, horizons, lointains, tout porte vers la disparition qui condamne ces images « risibles du Temps » à n’être que les signes d’un rêve inaccessible, improbable et fou. « Quand je regarde les champs », scande-t-il à un moment : il espère de ces espaces nus qu’il invente et qui s’élargissent devant lui, l’intuition d’une durée autre qui pourrait, par exemple, s’ouvrir à une écriture se toisant elle-même, et dont les bienfaits auraient la même saveur que l’ouverture de l’objectif de l’appareil fixant la nuit du monde pour en isoler et reconnaître la lumière. Mais aussi de se permettre de jouer l’absence dans une vie à suivre comme celle d’un autre qui, en fait, est la sienne propre — (ainsi venant, presque en aparté «On jurerait que c’est soi »). Honneur de vivre sans démériter, mais vivre de sa mort comme un suc où tout s’aromatise et perd son sens dans la vitesse et dans le leurre de l’été, pareil aux plis du vent qui, lui aussi, « la courbe vers la terre » : c’est là, au seuil de la quatrième partie de son chant, pour dire à sa pliure centrale, que Marc Blanchet marque sa reconnaissance de la mort comme beauté naturelle. Viennent alors se tordre les noms des proches sur son carnet obituaire, avec l’évocation des mises en terre, des crémations —, la mémoire de tout ce que les mots (qui « demeurent en nombre / Pour prononcer ce qui s’est effacé ») retiennent en leur cendre du souvenir de ce que , nous fûmes parmi les autres à la surface du socle terrestre. L’humour discret qu’instille Marc Blanchet, et qu’il retient pour garder «la tête parmi les Jours », se charge alors et s’assombrit lentement d’une gravité nouvelle, plus clairement avouée vers la fin, comme une sorte de désenchantement distancié qu’on lui découvre chemin ouvrant (mais qu’on lui soupçonnait depuis longtemps, à la lecture attentive de textes) et qui, au fur et à mesure de ses ouvrages. transsude dans l’espace même de ce recueil, au gré des pages qu’elle occupe sans coup férir. Dès lors, tenu à poursuivre ce roman de n’être plus qu’un « battement de nerfs », reste le devoir à accomplir — il cherche : « Lequel déjà ? », puis la mémoire lui revient «Ah oui ! être semblable.» Et de savourer, jusqu’au bout de l’allée, sa surprise d’être encore doté de sens d’être «Une langue dite humaine ». Tout le dispositif du livre (dirais-je : son « architecture » ?) s’évase sur cette disposition du Triste-en-soi se montant calme au monde et, seul parmi les assemblées mais loin des instructions, sachant prendre la parole à bon escient, sans se faire d’illusions: « Penser sans y croire / Aux mythes communs / Au génie de leurs répétitions. » Reste alors la chambre, le dernier refuge entre la haie et l’horizon, où il se tient coi contre le mur. Le poème ici s’effrange, la voix se fait plus sourde, Ies vers deviennent bribes heurtant le vide, ou se précipitent devant, le souffle court, «pour narguer le silence », les blancs découpent l’espace où se distribuent Ies mots, jusque dans Ieur matière même — et nous voici au bord de I’« encore » du triste: « De préférence / Naître parmi rien », avoue-t-il « au beau milieu du Temps », juste dehors. Comme venu «Après les grands espaces », Marc Blanchet ferme alors sa construction là où la voix se fend, où est « L’heure précise du poème » — à ce point de l’être où se terre la délicieuse tristesse (comme focale pour toute élucidation de l’existence humaine, dira-t-on): intensité, j’y reviens, profondeur et sentence, jusqu’au plus parfait des morts. Ainsi s’enchaînent les mots dans ce graduel secret qui est éloge et reconnaissance de soi au contact de l’espace naturel, avec la promesse de l’herbe et l’étonnement des mains posées sur le monde. Aussi le «J’y vais» s’amuït-il dans le seul «J’ai », par quoi se termine l’office. Car c’était un office, on l’aura reçu ainsi: sombre sous son voile légèrement teinté d’ironie, mais les dehors sans cesse frémissants d’une colère toujours à fleur de peau, il s’est déroulé au fil des pages comme un des plus purs aveux du désir demeurant désir de durer. De durer triste encore — c’est autrement dire: par (et à la force de) la poésie.
Éditeur : Le Manteau & la Lyre / Obsidiane
Articles récents
Anniversaires & paquets cadeaux
Anniversaires & paquets cadeauxAnniversaires & paquets cadeaux est un clin d’œil à...
Le poème, le théâtre. Une rentrée littéraire
Le poème, le théâtre.Une rentrée littéraire.De la mi-août à la mi-octobre, nous nous frotterons à...
Le Prix International de poésie francophone Yvan Goll 2024 a été décerné à Jennifer Grousselas pour son livre Il nous fallait un chant.
Le Prix International de Poésie francophone Yvan Goll 2024 a été décerné à Jennifer Grousselas...
Adjim Danngar, un rêve grand comme le ciel
Adjim Danngar, Un rêve grand comme le ciel.Article de Nimrod La couverture de Djarabane donne le...
Un peigne, par Nimrod
Un peigneArticle de Nimrod - objetsdefamille.wordpress.comEn octobre 1980, à la fin d’un séjour...
Tristes encore, duo danse et poésie à Roubaix | 26 Nov’22
Marc Blanchet - Tristes encorePerformance avec Anne-Sophie Lancelin à La plus petite galerie du...