Adjim Danngar, Un rêve grand comme le ciel.
Article de Nimrod
La couverture de Djarabane donne le ton. C’est la peinture la plus onirique qui soit. La plus solaire aussi. Elle est faite d’un bleu turquoise criblé d’étoiles dorées qui rayonnent dans leur champ magnétique. Leur nocturne galaxie et leur solaire brasillement. Au premier plan, on aperçoit une vendeuse de poissons sous son abri des tiges de graminées et de seccos. Au second plan, un garçon dont les yeux bouffent le visage prend toute la lumière du tableau par son teint orangé. Ce teint est renforcé par un tee-shirt rose orangé lui aussi. Notre garçon se détache du troisième plan où figure le cadre d’ouverture de Djarabane et la quasi-totalité de ses principaux personnages. Il faut déplier les deux ailes de la couverture pour prendre la mesure de cette magnifique fresque. Le paysage est planté avec tout l’amour du monde. La frise du panthéon tchadien. Adjim Danngar avait déjà testé ce genre de tableau dans Mamie Denis¹, sa savoureuse première bande dessinée dont le scénariste fut Christophe Edimo. Ceux qui l’ont lu concluraient aisément que le bédéiste inaugurait déjà le retour au pays natal. Adjim Danngar est exilé en France depuis quinze ans, un exil qui est aussi celui du héros de Djarabane. Mamie Denis, cette inoubliable héroïne qui fugue comme elle respire des maisons de retraite —, rétrospectivement, je dirais qu’Adjim Danngar avait peint – par anticipation, comme on dit aujourd’hui – la version adulte de Kandji, le héros du nouvel opus. On rencontre dans Djarabane, un mélange de truculence matinée d’humour qui fait grand bien au lecteur. La joie est la ressource des gens de peu ; il leur faut tout mériter : leur vie et une satanée dose d’espoir. Revenons à la couverture. Qui n’est jamais tombé à la renverse en contemplant la Nuit étoilée sur le Rhône² de Vincent Van Gogh ? Même quand on le regarde en reproduction, il provoque un vertige insoutenable – le vertige de l’amour, bien sûr. C’est que, pas d’erreur, nous venons des étoiles ! Adjim Danngar nous offre avec Djarabane l’unique richesse tchadienne qui se peut : son ciel étoilé. En tout cas, c’est par Au Tchad sous les étoiles que notre désastreux pays est entré en littérature. Mais il le fit par la plus sublime des portes d’entrée. L’auteur d’Au Tchad sous les étoiles s’appelait Joseph Brahim Seid. Il était originaire de Bédjondo, une localité pas très éloignée de Sarh où commencent les aventures de Kandji, l’espiègle héros de Djarabane. Adjim Danngar signe là le premier tome de son Petit marché des amours perdues, intitulé proustien s’il en est. Pour lever toute équivoque, il ne s’agit pas du «petit marché des amours » de nos honteux arrangements. Le «petit marché » doit être pris à la lettre : Rebecca, la mère de Kandji vend des poissons au petit marché – par opposition au grand marché du centre-ville de Sarh. De plus, le prénom du héros est fort humoristique, car « kandji », en sara – langue maternelle d’Adjim Danngar, – veut dire poisson. Féerie du langage, féerie de la peinture. En effet, si le grand peintre hollandais, ainsi que le conteur et le non moins grand peintre tchadien attendent la nuit pour nous conter les merveilles du ciel, ce dernier accomplit la prouesse de nous les faire découvrir en plein jour. Adjim Danngar, grand myope devant l’Éternel, a de très bons yeux. Car les étoiles sont les amis fidèles du narrateur, qui est non seulement stellaire, mais aussi brillant et fécond dans ses gestes et pensées que les étoiles. Là se dessine un destin, car les Tchadiens ont un surcroît de soleil : c’est pourquoi leur pays fabrique à la chaine des soldats fous et psychopathes. La Kalachnikov est leur viatique. On peut donc saccager son humanité en pleine lumière sans émouvoir personne – hormis les parents des victimes.
fiche technique
ISBN : 978-2-413-04401-7
Reliure : Relié
Pages : 202
Hauteur: 20.2 cm | Largeur: 26.5 cm
Épaisseur: 2.1 cm
Poids: 0.83 kg
De Sarh à N’Djaména, de sa prime enfance au sud du Tchad à son adolescence dans la capitale, Kandji erre, halluciné. Même Rebecca, sa mère adorée, sous des dehors raisonnables, est une hallucinée. Un futur artiste-peintre se cherche dans un monde de fous. Le vieil écrivain que je suis a commis ses premiers poèmes à seize ans et demi. J’étais incapable de me dire poète, même à trente ans et mon premier recueil publié. Halluciné, je l’étais aussi par l’écri ture, mais j’étais loin de penser que c’était ma vocation. Seul m’importait d’écrire. Tous ceux qui ont essayé de me convaincre que je serais écrivain, je les ai regardés avec tristesse. Cette intrusion personnelle dans Djarabane me permet de souligner que l’alter ego d’Adjim, le solaire Kandji, perçoit son destin de peintre dès ses six ans – et même avant. Quand leur institutrice leur fait écrire les lettres de l’alphabet – en 1984 on les faisait encore ânonner comme en mon temps en 1966 –, lui les dessine, prenant à témoin ses copains avec une hilarité contagieuse. Kandji est fier d’avoir transformé les lettres en dessins. Ce petit a bien raison. L’art commence avec la transgression. Et si moins de dix ans plus tard, devenu lycéen, il veut couvrir les murs malcommodes de N’Djaména des trompe-l’oeil, c’est que, intuitivement, il veut stupéfier ses spectateurs.
La grandeur de l’art réside dans le coup d’éclat. Exactement comme l’illustre Zarathoustra, le schizophrène qui toujours barre la route au convoi de chars de l’armée française : ses soldats, chaque fois, le molestent pour pouvoir passer. C’est aussi le cas de ce Mango, un chômeur diplômé.
Rebecca dit de lui : « toutes ces années d’études… pour passer son temps sous les manguiers. Qu’est-ce qu’on a fait au Bon Dieu ? »
D’Hissène Habré à la dynastie Déby, les chômeurs diplômés se comptent désormais en millions. Mango est aussi pacifique que Jérôme, le papa adoré de Kandji. Et il est athée, c’est décoiffant ! Il est trop bon, trop brave, trop lucide pour survivre à son destin. À leur retour à la capitale, il prendra une balle perdue en plein coeur, une balle qui inaugure la descente aux enfers de son fils. Voilà l’enfance de l’art : être obligé de contempler le tombeau où gît son papa. Cet événement occasionne douleur et révolte. Pratiquer un art, quel qu’il soit, c’est ressusciter les morts. Adjim Danngar dessine admirablement ce moment. Il est rendu par des planches noires et blanches. L’absurdité des sociétés autoritaires les traverse de part en part.
Le plus atroce des personnages est sans doute l’oncle de Kandji. Ce grand chenu et chauve au visage de bagnard n’inspire pas la sympathie. La guerre et son dérèglement de tous les ordres produisent de vrais fous – de surcroît cupides, méchants et spoliateurs. Ils sont pleins du venin qui les immunise contre la bienveillance. L’oncle est de ceux-là. Il s’empare de l’héritage de Jérôme : sa moto et ses belles chaussures, s’installant chez lui pour régenter la veuve et l’enfant.
Adjim Danngar nous raconte son Que faire ? C’est la signification de «Djarabane » en sara. Le Que faire d’un artiste. Il est tout aussi politique que celui de Lénine. Le Tchadien y réussit en déployant des doubles pages de cauchemars. Ce sont des gravures dignes de celles exécutées naguère en bois, tant leur noirceur et leur composition sont sublimes. Adjim Danngar fait revivre une tradition peu illustrée de nos jours. Ces doubles pages sont comme la Nuit étoilée sur le Rhône, à ceci près qu’en sus des étoiles, il y a des baobabs, d’immenses fromagers, des termitières, des singes et des vautours au cou pelé, des chiens hurlant à la mort, des militaires français et les combattants de Hache-Hache (Hissène Habré) aux têtes rendues fantomatiques par les plis de leurs chèches.
Le rêve est la grande affaire de Djarabane. Rêve nocturne et hallucinations diurnes. Ainsi le bédéiste restitue-t-il la quête de cet enfant perdu dans un monde trop grand, lui qui parvient cependant à le peindre avec une puissance encore plus grande. Il n’a rien oublié de son enfance, et c’est heureux !
Cette première fresque autobiographique nous raconte un pan de l’histoire tchadienne où les enfants sont livrés sans pitié à eux mêmes. Ils ne valent que comme force d’appoint aux vieillards atrabilaires dont l’oncle de Kandji est un bon représentant. Il le prive de sa pitance en la donnant au chien. Car cela fait deux ans déjà que Rebecca s’est remariée, laissant Kandji au soin de ce malfaisant. Le climat de Djarabane explose sous le soleil, et il faut être un jardinier au coeur d’or pour offrir à Kandji les fruits de son potager et de son verger. Et si quelquefois notre héros rend visite à sa mère bien-aimée, c’est avec une âme résignée et triste. À la fin de leur entrevue, celle ci lui lance : «Relève la tête, c’est quoi ces manières de marcher la tête baissée ! Pense à rendre visite à ta maman…»
La tristesse de Kandji traduit sa nostalgie. C’est avec elle que commence la littérature, ainsi que le Petit marché des amours perdus, une réussite totale.
(1) Son titre complet est Mamie Denis évadée de la maison de retraite, L’Harmattan/BD, 2017.
(2) Huile sur toile, Arles, septembre 1888, Musée d’Orsay, Paris.
ADJIM DANNGAR
Adjim Danngar se forme à « L’atelier Bulles du Chari » à partir de 1999 à N’Djamena. Il publie ses premiers dessins dans le mensuel pour la jeunesse Rafigui avant de dessiner au journal satirique Le Miroir. Depuis 2004, Adjim vit et travaille en France.
Bibliographie
AUTEUR DE CET ARTICLE : NIMROD
Poète, essayiste, romancier, Nimrod est né au Tchad en 1959. Il vit en France depuis bientôt trente ans. Il est l’auteur de plusieurs romans publiés chez Actes Sud, notamment Les jambes d’Alice (2001), Le Bal des princes (2008) ou Un Balcon sur l’Algérois (2013), qui ont été distingués par plusieurs prix littéraires. En 2016, il a publié aux Éditions Bruno Doucey Sur les berges du Chari, district nord de la beauté, un recueil de poèmes couronné par le Prix Pierrette Micheloud. En 2017, paraissait chez le même éditeur son roman L’ enfant n’ est pas mort, et J’aurais un royaume en bois flottés. Anthologie personnelle 1989-2016, Poésie / Gallimard. Chez le même éditeur paraît son roman, La traversée de Montparnasse (2020).
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