Dans « 17 secondes », un homme photographie une femme dans la rue, composant peu à peu un roman-photo. Marc Blanchet 

Un recueil de poèmes, deux récits en photo, une exposition… Marc Blanchet ajoute toujours de nouvelles cordes à son arc artistique. Il évoque pour nous sa conception de la poésie et de la photographie, entre exploration intime et moments de rencontre. 

Marc Blanchet est poète – mais aussi photographe, chroniqueur, rédacteur, intervenant littéraire, voire humoriste (!). Chemin faisant, il impressionne par son actualité, additionnant à ses activités artistiques toujours de nouvelles cordes au fil de ses désirs, de ses rencontres : exposition photo à Bordeaux, « artiste complice » au CDN de Tours, parodie radiophonique avec la Scène nationale du Sud Aquitain, sans compter les parutions de Tristes encore (éd. Obsidiane) et des deux livres qui mêlent photos et textes à l’Atelier contemporain. Entretien avec celui qui se questionnant à travers son travail cherche à « faire d’autrui / Le parfait témoin ». 

En exergue de Tristes encore, on peut lire ces vers d’Ossip Mandelstam (Tristia) : « À nul n’est permis, c’est écrit, de s’enfuir / hors de la sphère ensorcelée. » Comment voyez-vous cette sphère ? 

Chez Mandelstam, ces vers avaient une forte résonance politique. Si la sphère ensorcelée est la planète, alors nul ne peut échapper à autrui, à ses décisions. Elle a à voir avec notre rapport aux autres et peut-être à ce quelque chose d’envoûté, d’exacerbé qui appartient au genre humain et dont on ne sort pas. Il nous faut composer avec. La question est de savoir ce que l’on peut accomplir soi-même, et ce qui rentre en interaction avec la vie, avec les autres. 

Donc, la sphère ensorcelée c’est ? 

Nous. Nous dans nos désirs, à ce qui est de l’ordre d’une véritable sincérité et d’une expérience. Nous dans nos errances, dans nos violences. Et moi au milieu de tout ça. Inévitablement, il faut ramener le champ de l’expérience dans le je, parce que j’espère que la sincérité est là. Et c’est ce dont le livre veut témoigner. 

« Une vie retenue à quai / Ainsi le lieu qui nous ressemble », lit-on dans ce même livre. Pourtant vos multiples activités nous laissent imaginer une vie tout en mouvement… 

La poésie, à la différence d’autres exercices d’écriture, est éminemment plus grave pour moi, peut-être même plus sérieuse malgré toute l’ironie ou l’humour dont je peux faire preuve dans certains vers. Mais il y a ce que l’on vit et ce que l’on espère vivre. Je suis encore pour certaines choses dans l’attente, dans la retenue. Notre souffrance humaine est de ne pas pouvoir déployer ou même rencontrer ses propres dons. 

Vous avez cette belle formule pour exprimer le lot commun de notre condition humaine : « Nous sommes à jamais coincés / Entre des détails et le cosmos. » Où situeriez-vous le poème sur cette échelle ? 

Soit on est dans des inquiétudes personnelles, parfois même obsessionnelles, soit on est dans quelque chose de plus vaste dont on sait bien qu’il nous contient mais qu’on n’arrive pas à rejoindre. Le poème est justement ce curseur affolé entre le plus proche de nous-même, et quelque chose de plus vaste qui dépasserait le genre humain. Le poème ne se place nulle part… un peu dans l’affolement, parfois dans le chaos. Ou je peux le placer de manière très douce et apaisée, dans des endroits d’expériences, de rencontres. Le poème étant lui-même sujet à des métamorphoses, à l’image de l’être humain, il est difficile de placer le curseur. Et c’est tant mieux, évidemment.

Extraits de Tristes encore pages 50 et 51.

 

 

Non.
Pas de Temps qui creuse en soi
De Reine acidité
Ou de dévoration au jour le jour.
Né comme ça : un corps faible
Ayant au moins la force de songer.
Ensuite tout est éprouvé mâché broyé
Les mots demeurent en nombre
Pour prononcer ce qui s’est effacé.

 

Je vis.
Un battement de nerfs – des éclaboussures
Quand la voix cogne au-dedans
N’ayant su ni s’extraire
Ni même se faire entendre.

Je vis.
La tête parmi les Jours
La bouche accolée
À des saluts – et un devoir.
Lequel déjà?
Ah oui! être semblable.
Savourer d’être une étoile à cinq sens.
Une langue dite humaine.

Vous venez de publier deux livres à l’Atelier contemporain qui mêlent photos et textes. Pas de poèmes ? 

Mon écriture, qu’elle soit dans l’essai ou dans la prose, garde une dimension poétique, à cause de cet affolement dont je parlais. Mais la poésie ayant existé pour moi de manière antérieure, j’aime qu’elle puisse exister dans des livres à part et que la prose vienne, elle, parcourir les photographies. 

Les photos précèdent-elles le texte ? 

Jusqu’à présent oui. La réalité, c’est un peu ce que je traverse, ce avec quoi je me tisse moi-même. J’essaie plutôt d’isoler des choses. Je ne suis ni dans une photo humaniste ni dans du reportage. Elle ne circonscrit pas des territoires, des communautés. Et à partir de là, l’écriture peut en être : une image enclenche une narration qui prend forme par la prose, parce que ça se dit, ça se raconte. De ces impulsions-là, je conçois à chaque fois quelque chose de nouveau dans une série photographique. J’évolue vers un travail d’écrivain-photographe : 17 secondes comme And Also The Trees sont nés après un rassemblement de photos qui appelait l’écriture. 

Dans 17 secondes, vous dites « parler » dans chacune des photographies qui composent ce livre. Pourriez-vous préciser cette idée ? 

Quand je choisis une photographie, c’est que j’ai déjà traversé des choses avec elle que je peux raconter. Et plus on fouille dans une image, plus on étudie ce qu’elle peut révéler, plus l’écriture part dans une forme fictionnelle. Ici, un homme photographie une femme dans la rue, et un mystère se crée. En avançant dans le livre, on comprend qu’il s’agit de la compagne du photographe. 

Cela me permettait sûrement de faire une déclaration d’amour, mais aussi de composer l’idée d’un roman-photo, un peu comme Hervé Guibert ou Denis Roche, dans une manière d’approcher l’être aimé en tant qu’écrivain-photographe. Et la chose a été conçue ainsi, dans une sorte de rapidité et d’évidence. Je retravaille l’écrit, mais ne retouche jamais mes photos. Ici, ce n’était pas la réalité qui m’intéressait, mais la texture du temps à travers un visage aimé. 

« J’en connais un qui autrefois a tendu l’oreille, plus tardivement fixé ce qu’il voyait – et qui désormais donne à voir ce qu’il vit », écrivez-vous dans And Also The Trees. Peut-on parler d’un désir autobiographique ? Photographique et / ou littéraire ? 

Oui, un peu de tout ça. J’ai pu entendre, écrire à l’oreille, de la poésie. Aujourd’hui, dès que je commence un ouvrage d’écrivain-photographe, de l’autobiographique se fait jour parce que je raconte de manière beaucoup plus littéraire, par des proses, ce que j’ai pu vivre et traverser. C’est le cas de 17 secondes et du rapport au paysage dans And Also The Trees. Ce qui m’intéresse c’est de faire advenir un geste qui soit littéraire et photographique. Alors oui, cela crée un espace autobiographique plus prononcé que dans la poésie. 

La poésie serait pour vous plus proche de l’intime ? 

Il y a de l’intime dans ce que j’écris en poésie mais c’est autre chose. Ma poésie est aujourd’hui beaucoup plus simple et énonciative, mais l’autobiographique, comme instant vécu, n’y est pas. Rien sous forme de choses vécues comme on pourrait amener des preuves ou des souvenirs, même si c’est complètement traversé de ça. C’est plus une sensation du monde qu’un sentiment du monde. Être au côté des frères humains de Villon, c’est mon point de départ, et peut-être mon point d’arrivée. 

À vrai dire, tant que j’écrirai de la poésie cela prouvera que je n’ai pas complètement fait le tour, pas seulement de moi-même, mais de ce qu’est la poésie. On peut dire que c’est l’expression de moi, que c’est une poésie politique. On peut même dire que c’est une poésie sentimentale. Une poésie sentimentale avec des gouffres, sans repos. 

À lire

Tristes encore, éd. Obsidiane, collection Le Manteau & la Lyre, 80 p., 12 €.

17 secondes, roman-photo, éd. L’Atelier contemporain, 120 p., 25 €.

And Also The Trees, éd. L’Atelier contemporain, 96 p., 20 €.

À voir

Exposition « Marc Blanchet / 3 + 3 », du 7 mai au 4 juin 2022, à la galerie Arrêt sur l’image, à Bordeaux.

À écouter

« Le masque et la brume », parodie radiophonique.

 

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